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VALIE
EXPORT - Nonpareille (1)
Se
questionnant sur le corps et les médias, l'artiste autrichienne
VALIE EXPORT s'inscrit dans un courant qui marque l'art depuis ces trente
dernières années. Reflétant son investissement pour
le féminisme, son uvre polymorphe s'étend de l'autoreprésentation
à la récente présentation d'un CD-Rom (cf. Tausend
Augen #13). Son exposition estivale Trans : Territorien à Salzbourg
(2) montre de nouveau le corps et tout ce que l'on a mais qui ne nous
appartient pas.
La
mise en uvre du corps de la femme renvoie à une ancienne
convention artistique : en voulant maintenir la répartition classique
entre les sexes, une dépossession de l'identité de la femme
devait s'accomplir ; processus qui comprenait tous les secteurs politiques
et, en conséquence, aussi l'art où le corps féminin
était devenue la création de l'homme.
La discrimination de la femme demeura longtemps incontestée, hormis
quelques manifestations éparses et individuelles. Il faut attendre
que le féminisme se constitue comme mouvement politique au milieu
des années soixante pour que la domination masculine, profondément
enracinée dans nos inconscients, soit remise en question. Dans
le domaine de l'art, le féminisme suscite un travail qui se veut
avant tout déconstructeur. Afin de pouvoir établir une identité
propre, il faut d'abord se préoccuper des mécanismes responsables
du fait que les femmes n'ont longtemps été que l'incarnation
d'attentes imaginaires. En même temps, en voulant mettre fin à
leur rôle d'objet dans la peinture et la sculpture traditionelles,
les femmes-artistes se tournent vers les nouveaux médias et les
nouvelles techniques, tels le film, la photographie et la vidéo
pour documenter leurs performances et body art. Personnage-clé
de l'Aktionkunst (l'art d'action), VALIE EXPORT le devient pareillement
dans l'art féministe : "L'art peut être un véhicule
de notre auto-détermination "(3). Elle monte déjà
ses premiers films, expanded movies et performances, avant la rupture
mentale de 1968 et commence assez tôt à exposer dans diverses
manifestations internationales.
Son intéret indispensable pour les théories post-structuralistes,
psychanalytiques ou anthroplogiques se transmet à son uvre
polymorphe qui amène à une constante qualité : l'auto-réflection.
Avec ses travaux, VALIE EXPORT agit et s'interroge à la fois sur
les modes d'agitations. La référence au corps (comme dans
Menstruationsfilm et Orgasmus , deux films 8 mm de 1966-67) sera reprise
dans son discours sur les conséquences des nouveaux médias,
puisque c'est eux qui peuvent constituer, conserver ou bien changer l'image
du corps de la femme. Le travail déconstructeur de VALIE EXPORT
entre alors en action : parlant de son premier film mobile, Tapp-und Tastkino,
Expanded Movie (1968), elle explique que "l'image a toujours été
considérée comme double du réel. Le refus de l'image
appartient aux formes émancipatrices de l'esthétique féminine."
Son refus de l'image se transforme en un travail artistique qui consiste
en une subversion du regard, obtenue par la visualisation de celui-ci.
La profonde interrogation des méthodes de perception visuelle caractérise
ses uvres jusqu'au début des années 80 et ouvre d'autres
champs de question : qui est l'autre et qu'est-ce qui m'en distingue ?
Si le corps, comme elle le montre dans son film Syntagma ( 16 mm, 1983),
est toujours double - objet dans le monde de l'autre et centre du mien
- les frontières ne s'effacent-elles pas toutes seules ? Ou encore
en se référant aux seules données du corps comme
le faisait l'artiste Jenny Holzer avec son inscription lumineuse (1983)
"With all the holes in you already there is no reason to define the
outside environment as alien."
A côté de ses travaux d'autoreprésentation (...Remote...Remote,16mm,
1973), c'est la photographie conceptuelle qui lui permet encore une fois
de s'intégrer elle-même, soit son processus de travail dans
ses créations des années 70. Non seulement, elle montre
quelque chose, mais l'acte de monter est montré en tant que tel.
En voulant signaler que la réalité n'est jamais entière,
qu'elle n'est jamais qu'une sélection de la perspective d'observation,
ses photographies rompent avec une représentation conventionnelle
de l'espace et du temps. Deux façades d'une même maison (front
et côté), dans Corner study (1972), irritent par leur mise
en vue frontale, d'autant plus que VALIE EXPORT renvoie aussitôt
à une photo de perspective normale : leur coin conjoint rétablit
la tri-dimensionalité. Cet art - conçu à l'avance
- met un terme à l'idée de la nécessité de
subjectivité et, également, à la spontanéité
de l'artiste.
En évaluant régulièrement ses conceptions aristiques,
l'artiste renonce entre-temps à l'enjeu de son propre corps et
travaille aux CD-Rom, avec du laser et des installations électroniques.
Depuis la fin des années 70, elle enseigne dans différentes
universités en Europe et aux Etats-Unis.
Plusieurs publications ont vu le jour, telle, en 1988 Das Reale und sein
Double : Der Korper (4). Ainsi, passant de longues périodes à
l'étranger, être chez soi a toujours été un
processus dynamique et non une posture statique pour elle. Dans son exposition
à la Residenzgalerie (installations vidéo et laser) , elle
prend pour sujet la "déterritorialisation", découvre,
en dialoguant peut-être avec Deleuze et Guattari, des territoires
par lesquels des lignes de fuites se sont rendues possibles. Fidèle
au débat féministe, elle a - en outre - choisi un tableau
du milieu du XVIIème siècle comme point de départ,
Juda et Thamar de Gerbrandt van dern Eeckhout. Thamar, qui a été
bannie à tort, arrive à se libérer en changeant d'identité
(5). Le voile représente aussi bien son désir charnel qu'il
n'est le symbole de son astuce, ou encore sa re-territorialisation comme
épouse. Les quatorze voiles (sept noirs et sept de couleur chair)
de VALIE EXPORT qui encerclent le tableau ne rendent pas seulement hommage
à Thamar, devenue symbole du combat pour la libération des
femmes, mais prouve avant tout l'énorme diversité d'une
artiste au plus haut degré importante !
Daniela
Deinhammer
1.
Nonpareille est une photographie de VALIE EXPORT de 1976, reconfiguration
du Printemps de Botticelli.
2. L'exposition Trans : Territorien - oder die Häuser der Schildkröten
("Trans : Territoires - ou les maisons des tortues") se tenait
à la Residenzgalerie à Salzbourg du 15 août au 13
septembre 1998.
3. In Neues Forum, n°228, 1972, p. 47, écrit comme manifeste
intitulé "Woman's Art" pour l'exposition MAGNA à
Vienne dans la Galerie nächst St.Stephan qui eu lieu en 1975 et où
seules des femmes exposaient.
4. Das Reale und sein Double : Der Körper ("Le réel et
son double : le corps"), éditions Benteli, Bern, 1988.
5. Lire la légende dans le premier livre de Moïse (Génèse,
38), Ancien Testament.
Entretien
avec VALIE EXPORT
Voyez-vous
l'ossature très théorique de vos uvres et donc leur
accessibilité limitée comme un handicap communicationnel
?
Je
ne pense pas. Le féminisme est un sujet global qui ne concerne
pas seulement la théorie, mais aussi - et avant tout - le secteur
social et politique. L'engagement sur des projets féministes ne
nécessite absolument pas d'être lié avec les dites
théories. Dans le féminisme, il s'agit de meilleurs salaires,
de meilleures conditions de travail, de la position de la femme dans la
société, il s'agit ainsi de choses vraiment pratiques.
Que
pensez-vous de l'émergence des nouveaux médias qui offrent,
pour les cyberféministes, un espace technique relativement vierge
de domination sexuelle ?
Quand
on a commencé, dans les années soixante, à travailler
avec la vidéo, c'étaient aussi et avant tout les femmes
qui l'utilisaient. Non parce que c'était à contre-courant
ou alternatif, mais parce que c'étaient les médias ; parce
que la vidéo était un médium pas encore squatté
dont on pouvait se servir librement dans des approches structurelles.
Et je pense qu'il s'agit pareillement dans le cyberféminisme d'une
articulation encore libre, non occupée et qui ne peut être
qu'importante. La question n'est pas - comme l'affirment certaines féministes
- d'occuper des espaces libres, vacants, mais plutôt de se créer
des espaces propres. Et, pour créer ces espaces, le mieux est naturellement
l'apparition de nouvelles technologies, comme le CD-ROM ou d'autres médias.
Dans
votre film Syntagma, vous levez (aufheben) la dichotomie réalité
/ représentation avec l'assertion suivante : il n' y a pas de réalité
sans représentation, autrement dit le corps est toujours viande
et représentation à la fois...
Oui,
évidemment. Mais ce n'est pas mon unique but... Avec tout l'appareillage
technique, on peut facilement être derrière et devant la
caméra. Ce faisant, cette conceptualité qui en fait n'existe
plus, cette séparation sujet/objet, est levée (aufheben).
Grâce à l'équipement technique, cela devient encore
plus explicite. Mais pour ceux qui travaillent sur des images numériques
ou de synthèse, la question du sujet et de l'objet demeure.
Le
"regard de l'extérieur" traverse constamment vos uvres
les plus différentes. La visualisation de ce regard de l'extérieur
suffit-elle pour désillusioner et déconstruire celui-ci
?
Le
déconstruire est en partie possible car la déconstruction
peut survenir de ce décalage. C'est très clair. Par la suite,
il se reconstruit sur un niveau différent.
A
travers vos travaux déconstructivistes vous avez visualisé,
hors du langage même, le pouvoir constituant du langage. Vous évitez
ainsi l'écueuil consistant à dénoncer l' identité
objet critiqué / outil critique...
Oui,
il n'y a pas d'autres voies possibles. On ne peut sous-estimer le pouvoir
politique du langage dans la formation de l'inconscient collectif.
Le
terme de "nature féminine" procède beaucoup plus
d'attentes et de l'imaginaire qu'il ne correspond à une réalité
existante. Simone de Beauvoir disait déjà : on ne naît
pas femme, on le devient. Pourtant, en 1972, vous écrivez que "la
question de la femme est causalement liée à sa créativité".
Mais vous n'avez jamais symphatisé avec une définition ontologique
de la féminité.
Mais,
qu'est-ce que c'est, au fait, la "nature de la femme" ? C'est
la question qui se pose à l'origine mais qui n'attend pas de réponse,
comme il n' y a pas de réponse à celle de "la nature
de l'homme". Là, il n'y a pas de différence, ce sont
des constructions qui sont établies par les cultures et la civilisation.
Je suis contre le débat ontologique, contre cette attitude d'une
ontologie parce qu'elle n'existe pas en tant que telle.
Bien
que les positions postmodernes sur la mort de l'homme, de l'histoire et
de la métaphysique peuvent être adoptées de la critique
féministe à maints égards, pensez-vous que le postmodernisme
sape le féminisme et les efforts d'émancipation qu'il demande
aux femmes ? Peuvent-elles renoncer aux jugements normatifs, accepter
un anything goes ?
Bien
sûr que non, cela serait trop facile et avant tout absolument mal
réfléchi. En tout cas, il faut qu'une véritable discussion
s'établisse. Sinon cela revient à se contenter d'espaces
libres et de les utiliser pour une expression singulière. Mais
il ne s'agit pas seulement de ça !
Ça
veut donc dire que le recours à l'utopie est nécessaire
?
Oui,
on en a besoin, même si ce n'est pas très actuel. L'utopie,
les idées utopistes doivent exister !
Votre
exposition actuelle "Trans:Territorien" à la Residenzgalerie
questionne l'"être chez-soi". Vous êtes constamment
en voyage. Quelle est votre relation avec l'Autriche ?
Je
dirais que ne me suis jamais refusé d'exposer dans quelconques
espaces ou institutions en Autriche. Les refus sont toujours venus de
l'autre côté. Comme je ne voulais pas me ranger, je ne correspondais
à aucune attente dans les domaines politiques et socio-culturels.
Disons que ma relation avec l'Autriche est telle que je peux toujours
affirmer être heureuse de pouvoir la quitter, involontairement.
L'Autriche,
pays sans perspectives et hostile envers l'art?
Je
la trouve hostile aux innovations. L'Autriche craint les changements.
C'est un pays qui respecte la tradition - ce qui peut être important
aussi. L'Histoire, en général, contient beaucoup de choses
importantes et belles, qui avaient une importance à l'époque.
Mais qu'il y ait des innovations, que le cours du temps change, l'Autriche
ne voudra pas l'accepter. L'Autriche a une peur énorme de l'avenir.
Cela rend difficile la vie pour tout(e) artiste.
Cette
année, l'invitée d'honneur du Festspiele (2) est l'écrivaine
Elfriede Jelinek (3). Pourtant, le Festspiele continuent ses productions
hyper-conventionelles. Pensez-vous qu'on essaie de l'absorber dans cette
machine énorme pour désamorcer son "désagréable"
potentiel critique ?
Si
cette question avait été posée il y a dix ans, on
aurait dit qu'on voulait tout neutraliser, tout absorber pour que rien
ne se passe. Quand je me pose cette question aujourd'hui, je vois ça
comme un changement d'attitude positif. L'absorption ne peut plus avoir
lieu - les choses sont trop présentes et autonomes pour pouvoir
les détruire et les éliminer, ce qui a toujours été
le but de l'absorption. Mais même si je perçois les développements
du Festspiele comme une orientation positive, j'aurais préféré
que Jelinek prononce le discours d'inauguration de la Frankfurter Buchmesse
(4) parce que ça, ça aurait été significatif.
Non que je n'aime pas Robert Menasse, mais ça aurait été
significatif. Mais Jelinek au Festspiele, c'est significatif aussi.
Quelle
est votre relation avec le marché d'art?
Moi,
je ne fais de l'art que pour moi-même, je fais de l'art lié
à d'autres débats comme le féminisme, mais aussi
de l'art structurel, de l'art conceptuel. Et si le marché de l'art
en veut (ou pas), de cet art, je n' y pense même pas. J'y songe
quand j'ai des choses qui sont dans un tiroir depuis bien trente ans.
Évidemment, on n'est pas absolument indépendant. Si on vend,
on a des revenus, et avec des revenus, on peut produire. Ici, pour cette
expo, j'ai eu une certaine somme d'argent, mais, en vérité,
les uvres sont nouvelles et ont largement dépassé
cette somme. Mais avec les revenus, je peux encore produire, faire de
nouvelles choses. N'appelons pas cette relation réciproque "dépendance".
Cela rend possible un travail plus libre.
Est-ce
vous pouvez parler de vos nouveaux projets ?
Je
vais faire des expositions individuelles aux États Unis, des expos
de groupe, je vais travailler à un nouveau CD-ROM, j'ai aussi un
projet de film, "Visuelle Körper" ("Corps virtuels")
pour l'ORF que je trimballe en fait depuis longtemps mais que je n'ai
pas encore fini...
Roland
Barthes a écrit qu'il avait les meilleures pensées quand
il était avec quelqu'un qu'il aimait et pensait à autre
chose. Comment travaillez-vous le mieux ?
Je
n'ai pas de méthode de travail particulière, j'ai des méthodes
mentales. Ma fantasie, mon imagination, mon cerveau travaillent très
bien quand je suis entourée par des mouvements, par exemple dans
la voiture, aussi quand je prends une douche et que je sens l'eau qui
coule sur la pente de mon corps - toujours le mouvement, quelque chose
qui n'est pas statique, qui bouge et qui intègre mon corps de n'importe
quelle façon. Là, je constate que j'ai la plus grande envie
de penser et d' imaginer.
Propos
recueillis et traduits de l'allemand par Daniela Deinhammer à Salzbourg,
le 13 juillet 1998.
Filmographie
séléctive de VALIE EXPORT :
1966/67 : Orgasmus (8mm, 30 sec) ;
1967/68 : Cutting (expanded movie) ;
1968 : Tapp-und Tastkino (expanded movie) ;
1973 : Mann & Frau & Animal (16mm, 12 min) ; ...Remote...Remote
(16mm, 12 min) ;
1974 : Body politics (vidéo, 6min) ;
1976 : Unsichtbare Gegner (16 mm, long métrage, réalisation
et scénario) ;
1978 : I beat (it) (vidéo de performance, 4 min) ;
1979 : Menschenfrauen (35 mm, LM, réal.) ;
1983 : Syntagma (16mm, 18min) ;
1984 : Die Praxis der Liebe (35 mm, LM, sc.).
1.
In Neues Forum, 1972, n°228, p. 48-50. VALIE EXPORT y écrivait,
dans le cadre d'un reportage sur l'"Aktionismus" un article
concernant les femmes dans l'art.
2. L'Autrichienne Elfriede Jelinek (née en 1946) est un(e) de plus
important(e)s écrivain(e)s contemporain(e)s des pays germanophones.
Son uvre est marquée par un travail de déconstruction
du langage. Dans ses romans et pièces de théâtre,
elle critique aussi bien la situation de la femme que sa passivité,
questionne la sociéte patriarcale et dénonce l'Autriche
comme nation fasciste. Plusieurs de ses uvres sont traduites en
français, comme les romans Lust ou La pianiste, pour lequel VALIE
EXPORT a écrit un scénario en 1986.
3. Le Festspiele de Salzbourg, le plus vieux festival de l'Europe centrale,
essaie - en s'ouvrant à l'art contemporain - de garder son caractère
élitaire. Les prix des places des opéras varient de 1000
à 2500 francs ; quelques productions à la valeur artistique
discutable (comme le Jedermann de Hugo von Hofmannsthal, un mystère
à la façon médievale qui se joue depuis le début
en 1920) sont maintenues pour satisfaire un goût conservateur, correspondre
à la tradition et en profiter financièrement.
4. VALIE EXPORT se réfère à l'annuelle foire aux
livres de Francfort qui est la plus importante en Allemagne. En 1995,
du 10 au 16 octobre, on présentait l'Autriche et sa littérature.
L'écrivain Robert Mensasse (né en 1954, vit à Vienne)
avait été choisi comme artiste autrichien pour le discours
d'inauguration.
©tausendaugen/1999
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